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Tempête
Une
nappe de brume automnale venait de se dissiper, me dévoilant
soudainement ses yeux, rivés sur l’horizon, et au fond
desquels brillait une flamme singulière. L’homme qui
s’avançait avait l’étrange regard des
gens que rien ne peut arrêter, sûr de lui, plein de
savoir et de certitudes. Ce regard énigmatique et dur, qui
forçait le respect des hommes et aurait glacé le sang
de plus d'un animal sauvage, du grand aigle maître des cimes,
au plus puissant des chevaliers loups de nos forêts.
Impassible, l’homme traversa à grandes enjambées le campement circulaire formé par les roulottes de la Caravane. Il était d’une stature imposante, et presque entièrement vêtu de noir. Sa longue chevelure hirsute, qui ne cessait de servir de muse au vent, lui masquait, par moments, la totalité du visage. Il portait un mantel noir dont la forme et la longueur sortaient de l’ordinaire. |
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Sans détourner la tête, et sans avoir besoin de demander son chemin à qui que ce soit, il se dirigea directement vers la roulotte du Veneur qui, depuis quelques jours, installait régulièrement son attelage à l’écart des autres voitures de la Caravane. J’étais encore sous le coup de l’étonnement, lorsque je vis le Veneur sortir de sa roulotte sans la moindre manifestation de surprise, s’approcher de l’inconnu, planter son regard dans le sien, saisir ses bras puissants, et le serrer un court instant contre son cœur. Qui pouvait bien être cet homme, pour déclencher ainsi, chez notre guide une telle extériorisation de sentiments qui, aussi modérée fût-elle, n’aurait jusqu’alors pu être soupçonnée, même par les plus anciens des bateleurs ? Au bout de quelques instants, les deux silhouettes sombres disparurent dans la roulotte du Veneur. Trois jours avant, nous avions essuyé une violente tempête. Les éclairs mêlés aux rafales de vent, s’acharnant sur nos frêles abris de nomades, avaient fait planer sur la Caravane un parfum de fin du monde. L’angoisse avait investi l’âme et les tripes de chaque membre de la troupe, et nul ne pourrait dire combien de temps dura ce désespérant cahot climatique. Chacun d’entre nous s’attendait au pire, si bien que lorsque les derniers éclairs jaillirent des ténèbres du ciel, d’aucuns crurent voir se profiler un dragon aux ailes déployées au ras des nuages. D’autres affirmèrent avoir vu une licorne immaculée couronner quelques instants la colline la plus proche. Alors que d’autres encore certifièrent qu’il s’agissait en fait, d’un imposant destrier noir, ailé... Les discussions avaient été nourries. Puis, la crainte, la discrétion et la routine avaient eu raison des langues trop vites déliées. Les moins bavards avaient remarqué un changement dans le comportement du Veneur : plus pensif, apparemment moins sûr de lui, comme en proie au doute, restant à proximité de la Caravane, mais fuyant la compagnie. Présent, mais infiniment seul. Quel signe avait-il capté ? Quel secret se devait-il de garder, sans même le partager avec l’Initié ? Quelle vieille douleur ébranlait aussi brusquement notre impassible guide ? Quelle tempête intérieure faisait vaciller ce chêne millénaire ? Aucun bateleur n’avait osé le lui demander. Même l’Initié avait dû se résoudre à regagner sa roulotte après avoir essuyé un vague geste de refus de sa part. Bon nombre d’entre nous se sentaient affectés par cette situation. Notre impuissance, notre manque de savoir commençaient à nous peser lourdement sur les épaules et sur le cœur. La morosité se répandait dans la Caravane, pareille à une épidémie. Mais lorsque je vis l’étrange guerrier à l’indéfinissable regard, « émerger » au milieu du campement, j’eus la profonde conviction que sa présence parmi nous était liée aux préoccupations du Veneur. Cela faisait déjà un grand moment que les deux hommes s’entretenaient en privé, à l’abri des yeux et des oreilles de chacun. Je surveillais de loin la roulotte du Veneur, étayant diverses hypothèses plus ou moins réalistes. J’étais de toute façon trop préoccupé par la situation de la Caravane, pour me consacrer à la moindre activité. Les deux hommes sortirent de la roulotte. Ils restèrent quelques instants debout à côté d’elle. Puis le Veneur posa une main complice sur le bras du guerrier, et de l’autre, lui montra le campement d’un large geste circulaire. De l’endroit où je me trouvais, je ne pouvais voir ses yeux, mais je savais qu’à l’instant présent, ils étaient pleins d’affection, d’assurance et de douceur : son geste était le même que celui qu’il avait fait à mon intention le jour où il m’avait recueilli... L’homme me donna l’impression de comprendre le geste de notre guide. Mais il détourna les yeux du campement. Son regard s’abandonna quelques instants sur l’horizon, puis revint se fixer dans celui du Veneur. Les deux hommes se tenaient maintenant face à face, les bras de l’un dans les mains de l’autre, les yeux dans les yeux. Ils se donnèrent un court instant l’accolade, comme à l’arrivée du mystérieux voyageur. Puis leurs mains lâchèrent prise ; et leurs deux silhouettes s’éloignèrent l’une de l’autre. Le guerrier ne traversa pas le campement. Il partit droit devant, sûr de lui. Plus loin, trois loups imposants, que je n’avais jusque là pas remarqués, l’attendaient et l’escortèrent. L’homme n’était plus qu’un point sur l’horizon lorsque mes yeux se portèrent de nouveau sur le Veneur. Il était assis sur le marche-pied de sa carriole, pensif. Il semblait déçu. Il m’apparut, soudain, infiniment humain. Pour la première fois, celui en qui nous avions investi toute notre confiance m’apparaissait avant tout comme un homme. Un homme avec ses faiblesses, mais aussi un homme avec cette formidable force de caractère qui pousse à être grand, et à se relever des situations les plus douloureuses. Si, ce jour-là, la fascination qu’il exerçait sur moi diminua légèrement, mon amitié pour lui crut dans des proportions incomparables. "Notre guide était avant tout un être humain". Je savais, à cette heure, qu’il allait s’éloigner de la Caravane quelque temps, comme il le faisait souvent. Je savais aussi qu’il faudrait réparer sans attendre les toiles des roulottes, car dans trois jours une tempête risquait fort de nous causer soucis. Je savais qu’il le savait, et qu’il nous faisait suffisamment confiance pour ne point nous en prévenir. Au pied de sa roulotte, il était là, assis, pensif... Mais déjà une langue de brume automnale venait de se lever, me masquant soudainement ses yeux rivés sur l'horizon, et au fond desquels brillait cette flamme singulière. Malgré les épreuves, il avait gardé l’étrange regard des gens que rien ne peut arrêter, sûr de lui, plein de savoir et de certitudes... Ce regard énigmatique et dur, qui forçait le respect des hommes et aurait glacé le sang de plus d'un animal sauvage, du grand aigle maître des cimes, au plus puissant des chevaliers loups de nos forêts...
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